RECIT D’UNE TRAVERSEE USA-FRANCE PAR LA ROUTE DE L’ATLANTIQUE NORD

AVION : CESSNA P337

OCTOBRE 2009

Mode d’emploi : vous pouvez consulter les photos dont les numéros sont suggérés entre parenthèses ou bien lire tout le texte et voir les images ensuite… Par exemple, en page 2, troisième paragraphe,  la mention « (A) » indique que les photos de la série A illustrent les propos, plus précisément les photos A01 à A05.

COMMENT CETTE HISTOIRE A COMMENCE

Au début de l’année 2009 j’ai décidé de m’acheter un avion. Je voulais l’acheter aux USA. J’ai porté mon choix sur un Cessna 337, un « push-pull » avec deux moteurs dans l’axe, l’un devant (celui qui « pull ») et l’autre en arrière (celui qui « push »). Au bout de quelques semaines j’ai limité ma recherche à la version pressurisée que Cessna produisait à partir de 1979. J’allais ainsi acquérir une machine capable de voler à 20.000 pieds au dessus du niveau de la mer au lieu d’être limitée à 12.500 pieds. J’allais accéder à l’espace où volent les avions de ligne !

J’ai recherché mon avion sur des sites spécialisés sur l’internet et en même temps, n’étant pas encore moi-même titulaire d’une licence de pilote américaine, j’ai commencé à chercher un pilote capable d’emmener mon futur avion en France. C’est un voyage sérieux, pas un tour de piste. On traverse le Canada, le Groenland, l’Islande, les Iles Féroé, la Norvège et le Danemark. Je me suis promis d’accompagner mon pilote dans ce voyage. Je n’aurai probablement pas une autre occasion de vivre une telle aventure.


AVANT LE GRAND VOYAGE

Je dépose ma demande de pilote sur un site spécialisé dans le convoyage d’avions. Plusieurs candidats m’envoient des propositions. Ils semblent tous capables d’emmener mon avion en France. Comment dois-je choisir celui à qui je vais confier mon avion et ma vie ? Le directeur du site me recommande le Capitaine Curtis F. comme étant le plus expérimenté.

Je le contacte, il se présente. Ancien pilote de ligne, vétéran de la guerre de Vietnam, Curt a 71 ans et m’assure qu’il a déjà convoyé plusieurs avions en Europe et plus loin, jusqu’en Inde. Il est deux fois plus cher que les autres pilotes mais son expérience me convainc. Je signe un contrat de convoyage de mon avion. J’apprendrai beaucoup plus tard que Curt n’est jamais passé par la route de l’Atlantique Nord avec un avion d’aussi petite taille, qui nécessite des arrêts sur presque chaque île sur le parcours…

L’avion que je veux acheter est basé à Seattle, sur la côte Est (photos série AA). Je paie Curt pour aller tester l’avion en vol. A son retour, il me dit que l’avion vole très bien et que je fais une bonne affaire. L’avion nécessite quand même des travaux de maintenance sur sa partie « mécanique » (photos AB). De même, ses instruments de vol, ce que l’on appelle l’avionique, sont d’origine et même s’ils fonctionnent bien, ils ont quand même 30 ans (AC). La technologie a beaucoup évolué depuis 1979. Je décide de doter mon avion de l’avionique moderne.

Curt participe à la recherche sur internet des instruments de vol modernes. Il s’implique dans mon projet, obtient plusieurs devis qu’il me soumet.

Mon futur avion s’appelle N5KU (lire November Five Kilo Uniform). La première lettre indique le pays, « N » signifie qu’il est immatriculé aux USA. Je veux le garder en « N ». Cela nécessite un montage juridique avec création d’une société de droit américain. L’aide d’un cabinet d’avocats anglais s’avère précieuse.

Plus de deux mois seront nécessaires pour finaliser le montage juridique et payer l’avion. Enfin, en mai 2009 toute la paperasserie est réglée. Ca y est, l’avion est à moi !

Curt emmène l’avion de Seattle dans le Tennessee pour la révision de la mécanique (AD). Quelques semaines plus tard il ira le rechercher pour l’emmener cette fois à Manassas près de Washington pour lui faire installer l’avionique moderne (AE).

Cela fait plusieurs mois que Curt s’occupe de mon avion. Il est vrai que je paie très cher les vols qu’il effectue mais il est vrai également qu’il passe du temps à surveiller les travaux, sans être payé pour cela.

L’avion est prêt à être convoyé vers l’Europe en septembre 2009 (AF). Je pars de Paris pour Washington sur un vol de ligne avec un billet aller simple… Le retour se fera dans mon avion !

Je suis très bien reçu part Curt et son épouse dans l’immense maison qu’ils louent sur un terrain de golf. Je passe chez eux une semaine à… faire un tour chaque jour à l’aéroport de Manassas et regarder mon avion dans l’atelier (AG). Il reste beaucoup à faire, plusieurs équipements ne fonctionnent pas…

Je décide de rentrer en France. Je reviendrai quand l’avion sera vraiment prêt. La prochaine révision annuelle tombe fin octobre, je demande qu’on me la fasse sur place avant notre départ vers l’Europe.

Ils la font. Plusieurs problèmes apparaissent, certains assez graves. Je dois rajouter plus de 30.000 dollars et attendre plusieurs semaines. La « bonne occasion » qu’était jusqu’alors cet avion devient un peu moins bonne… Je me fais une raison, c’est comme avec des voitures d’occasion, on découvre parfois certaines choses à l’occasion d’une révision générale.

 

LA TRAVERSEE

Remarque : tous les horaires du récit qui suit sont donnés en « heure locale » de l’endroit où je me trouve et en format « 24 heures » sauf indication contraire.

Mardi 6/10/2009.

Je reçois enfin le message tant attendu de Curt : « Aircraft is done ». Mon avion est prêt, il m’attend pour la traversée. Je vais passer quelques jours de rêve à voler dans des contrées du Nord tout en apprenant le maniement de mon avion dans des conditions réelles avec un pilote expérimenté !

J’achète un billet Paris - New York pour le lundi 12 octobre. Curt partira de Washington le lendemain matin avec mon avion et me prendra à Republic Airport sur Long Island, près de New York.

Janusz, un copain polonais qui habite New York me propose de m’accueillir à mon arrivée à New York. Il me prendra à l’aéroport, m’hébergera chez lui et m’emmènera le lendemain en voiture à Republic Airport.

 Lundi 12/10/2009.

J’arrive à New York dans l’après-midi. Janusz et son épouse Jola me reçoivent dans leur appartement. Je dors sur le canapé-lit du salon, je les dérange dans leur vie quotidienne…

Curt m’indique qu’une pièce de l’avion n’a pas été livrée. C’est le chauffage de la cabine, on ne pourra pas s’en passer par -30°C. La livraison était prévue pour le matin même mais UPS a perdu le colis. Ils envoient une autre pièce qui devrait arriver le lendemain. Je suis un peu surpris, l’avion était déjà prêt le 6 octobre…

Mardi 13/10/2009.

9 heures. Aujourd’hui c’est la fête de Columbus Day,  jour férié pour de nombreux Américains.

En attendant  des nouvelles de l’avion,  Janusz m’emmène à Manhattan. Cette année la fête de Columbus Day a pour thème l’Italie. Nous montons sur la terrasse de Rockefeller Center, je veux voir la reconstruction qui démarre au Ground Zero où les Twin Towers se sont effondrées un certain 11 septembre. Je suis surpris de voir des écureuils gris partout, même sur des bancs publics (AH).

La matinée passe vite. Vers 10 h 30 je reçois un texto de Curt : la pièce est arrivée, on est en train de l’installer. Nous déjeunons, Janusz et moi, dans un resto branché sur la Fifth Avenue. Il fait très beau, une belle journée ensoleillée avec un peu de vent d’automne.

Curt me rappelle. Le chauffage fonctionne. On ne partira pas aujourd’hui, il n’est pas prêt. Demain ? Pas sûr, il a vu qu’il va pleuvoir entre Washington et New York. Nous convenons de nous rappeler encore dans la soirée pour faire le point sur les prévisions météo pour le lendemain.

Je continue à visiter New York avec Janusz. Je regrette de les embêter encore 24 heures. Ils viennent à peine de rentrer d’un voyage en France et sont fatigués.

20 heures. Curt regarde les prévisions et se laisse convaincre de partir pour notre grand voyage le lendemain matin de Washington avec mon avion. Il doit décoller vers 8 heures et me prendre à Republic Airport vers 9h - 9h30.

Mercredi 14/10/2009.

8 heures. Un appel de Curt. Il n’aura pas de clairance pour le départ avant une heure. Il arrivera à Republic Airport vers 10 h.

La clairance est une autorisation provenant d’un contrôle aérien. Il y a toutes sortes de clairances. On obtient une clairance pour décoller, traverser une zone, continuer vers un point donné, changer de l’altitude, procéder à l’approche d’un aéroport, atterrir…

Janusz me conduit à Republic Airport. Nous sommes à l’heure, Curt aussi : il atterrit à 10h15 (AI).  

Curt n’est pas pressé de repartir. Nous sortons du hall au bout d’une demi-heure. L’avion est garé juste en face. Je vais enfin effectuer mon premier vol dans mon avion ! Je l’ai acheté 6 mois plus tôt et je ne l’ai même pas encore essayé !

Nous faisons le plein et décollons à 12h15 en direction de Bangor (Maine) ou nous devons embarquer l’équipement de survie : un canot gonflable, deux vêtements étanches, la balise, le téléphone satellite. J’ai pris ce matériel en location, Curt s’est occupé de le faire livrer à Bangor pour notre traversée de l’Atlantique. Le soir nous devons dormir au Canada, à Sept Iles.

14 heures 09. Nous atterrissons à Bangor. Curt m’informe qu’il n’ira pas plus loin cet après-midi car les douanes canadiennes seront déjà fermées à notre arrivée. De toute façon l’avion ne peut pas passer la frontière, il manque un papier important avec un numéro de dédouanement. Visiblement Curt ne s’en est pas occupé. Il passe des coups de fil et réussit à avoir le numéro de dédouanement. Nous remplissons des formulaires et réussissons finalement à obtenir l’autorisation d’exporter l’avion. Nous passons la nuit à l’hôtel.

Jeudi 15/10/2009.

8 heures. Nous quittons l’hôtel assez tôt. Nous embarquons le matériel de survie dans l’avion. Curt cherche la carte Jeppesen n°6/7, celle qui concerne l'Ouest du Canada. La carte reste introuvable. Nous décollons tout de même à 9h06.

11 heures 10.  Nous atterrissons au Canada, à Sept Iles. Nous passons la douane en téléphonant depuis le portable au 1-888-CANPASS, accessible 24h/24. Il n’y a pas de douaniers qui devaient soi-disant fermer la douane à une certaine heure...

Le camion-citerne s’approche pour faire le plein d’essence. Curt prend son temps. Nous repartons à 13 heures 05 après deux heures de pause, pour un vol de deux heures vers Shefferville.

L’atterrissage à Shefferville est difficile. Le plafond est bas, la visibilité réduite. Curt n’a pas lu la fiche de l’aéroport, il ignore que les lumières de la piste doivent être allumées à distance depuis l’avion par le pilote comme c’est souvent le cas sur des petits aéroports et pas uniquement au Canada. Dans la demi-pénombre Curt aperçoit deux traits blancs, parallèles. Ca doit être la piste et le taxiway. Erreur, la piste, c’est l’espace sombre situé entre les deux traits blancs ! Curt atterrit sur le bas côté de la piste !

Le bas côté de la piste, ce joli trait blanc, c’est de l’herbe enneigée. Heureusement, aucun renard n’a fait un trou sur le trajet des roues de l’avion, à cette vitesse on cassait le train d’atterrissage et on pouvait même casser l’avion ou être blessé. Curt s’aperçoit de l’erreur, remet les gaz et recentre l’avion pour atterrir enfin sur la piste. Une idée stupide me passe par la tête : va-t-il marquer dans son carnet des vols deux atterrissages à Shefferville ?

Le temps s’améliore mais Curt n’ira pas plus loin. Pour une fois je ne discute pas. Nous passerons la nuit à Shefferville, l’avion dormira dans un hangar. Le hangar est ouvert mais au moins nous n’aurons pas à déneiger l’avion le matin (AJ).

Curt renvoie le camion-citerne qui se présente : on fera le plein demain. Pourquoi ? L’avion sera plus facile à manœuvrer le lendemain quand on voudra le sortir du hangar en le poussant à la main. Erreur !

L’hôtel, dans ce trou, c’est un baraquement de chantier comme j’en ai vu beaucoup en Pologne dans les années soixante. Une seule différence : la nuit est à 240 dollars. Le matin cela fera plus de 500 dollars avec les repas…

Je demande à quelle heure on se réveille pour décoller assez tôt. La réponse ne me surprend plus beaucoup : il n’est pas sûr que nous pourrons voler demain, ça dépend du temps qu’il fera. On convient de prendre le petit déjeuner à 6h30.

Vendredi 16/10/2009.

8 heures. Nous sommes devant l’avion. L’aéroport est vide, personne en vue. J’appelle le chauffeur du camion-citerne. Il promet d’arriver dans une demi-heure. Les roues de l’avion sont collées au sol par le gel. Impossible de le bouger à la main ! Tel qu’il est garé, dos à la porte et face au mur du fond, on ne pourra pas le sortir au moteur : les avions sont dépourvus d’une marche arrière…

Le camion-citerne arrive, on nous remplit les réservoirs. Le chauffeur nous aide à pousser l’avion qui consent enfin à bouger. La carte 6/7 manque toujours mais Curt ne passe plus sa demi-heure quotidienne à la chercher, nous continuerons à voler sans avoir retrouvé la carte. Nous décollons à 8 :40 pour un vol de deux heures.

10 heures. Atterrissage sans problèmes à Iqaluit, province de Nunavut, tout au Nord du Canada.

La tour nous dirige vers la pompe. Nous stoppons près des barils d’essence AVGAS, le carburant « LL100/130 » qu’utilise mon avion. Ici, dans le Nord du Canada, pour faire le plein ça se passe différemment : il n’y a pas de pompe à essence. Au lieu d’un camion-citerne nous voyons débouler un 4x4. Le pompiste, un Inuit, ouvre un baril d’essence de 55 gallons (environ 210 litres), branche une pompe aux cosses de la batterie de son 4x4 et plonge une extrémité du tuyau de la pompe dans le baril. L’autre extrémité est pourvue d’un pistolet verseur.

Après le pompage du premier baril on entame le deuxième, puis, rapidement la pompe s’arrête. Je suis curieux de savoir comment mon pompiste saura calculer le volume d’essence qu’il doit me facturer.

La réponse vient avec la facture : tout baril commencé est dû entièrement. Je paie 900 dollars pour 2 barils entiers, en réalité un et un tiers du deuxième, environ 300 litres. Curt ne prête pas attentions aux détails de ce genre, de toute façon c’est moi qui paye (AK).

Il est 10 heures à Iqaluit mais déjà midi au Groenland. Curt m’informe que nous passerons la nuit ici car « l’aéroport à Sondre Stromfjord au Groenland est exceptionnellement fermé cet après-midi ». Un employé qui passe s’étonne : « ah bon ? ils ont fermé l’aéroport ? » Je suis étonné moi aussi, surtout de l’apprendre aussi tard. Le doute s’installe dans mon esprit…

Nous garons l’avion sur le parking extérieur, près de la piste. Curt retrouve enfin la carte Jeppesen n° 6/7 qui couvre l’Est du Canada. Elle était sous son fauteuil dans l’avion. Mieux vaut tard que jamais.

Nous prenons un taxi jusqu’à l’hôtel. J’entends une phrase que je connais déjà : « on ne sait pas si demain on pourra voler à cause de la météo ». Cette petite phrase commence vraiment à m’énerver. Depuis le début du voyage c’est le même discours chaque soir.

Il faut préciser que Curt n’organise pas ses vols lui-même. Il fait appel à une société externe (Skyplan) qui lui fournit chaque matin, par fax, les prévisions météo et le plan de vol tout prêt avec les vents prévus sur le trajet, les temps estimés d’arrivée. Skyplan s’occupe aussi des hôtels et du ravitaillement en essence. Un vrai bonheur ! Curt m’a convaincu avant la traversée qu’il était nécessaire de passer par cette société. J’ai déjà versé à Skyplan 7000 dollars mais je vais « sans doute en récupérer une partie ». Je l’espère bien car depuis le début du voyage je paie l’essence et les hôtels sur tout le trajet avec ma carte de crédit. Je ne vois pas ce qui va être décompté sur mes 7000 dollars à part les frais d’atterrissage…

Ainsi, depuis notre départ Curt reçoit chaque matin un fax avec le plan de vol et la météo. Le temps qu’il lise le fax et qu’il soit sûr de pouvoir « peut-être » voler, il se fait généralement assez tard et nous arrivons péniblement à faire 1 ou 2 petits vols par jour. Bien entendu, qu’il vole deux heures par jour ou six, Curt est payé le même prix, son tarif est établi à la journée...

Il fait beau ce matin. Les sites météo sur l’internet prévoient que l’anticyclone tiendra encore quelques jours. Curt prétend que je n’y connais rien. Il regarde la météo sur Google Earth, moi sur les bulletins d’aérodromes et des sites spécialisés qui décrivent les prévisions météo pour l’aviation. (Par la suite je demanderai l’avis de plusieurs pilotes et tous sans exception seront très surpris que nous n’allions pas voler dans des conditions aussi favorables…)

Je sais maintenant que les aéroports au Groenland ferment relativement tôt. Je propose de partir tôt dans la matinée, le lendemain, samedi.

Samedi 17/10/2009.

6 heures 30. Le réveil sonne. Dehors – Iqaluit sous un ciel bleu. Cela ne veut rien dire sur les conditions météo que nous rencontrerons sur le trajet prévu mais les prévisions pour la météo sur la route restent également toutes au beau fixe. Le vol jusqu’au premier aéroport du Groenland doit durer environ 2 heures et demi.

Curt propose de nous retrouver à 8 heures à la réception pour un petit déjeuner. J’aurais préféré prendre juste un café et partir. Quand je le suggère, j’entends que « je suis impatient et ainsi je compromets notre sécurité ». Je me tais.

Je descends au restaurant à 8 heures. Personne.

Je finis seul mon petit-déjeuner. Toujours personne. Je suis inquiet : Curt reste introuvable. J’alerte le réceptionniste et nous montons ensemble jusqu’à la chambre de Curt. J’espère que rien n’est arrivé à mon pilote !

Le réceptionniste ouvre la porte avec son passe. Toutes les affaires de Curt son là, ainsi que son PC et son téléphone. Aucune trace de mon pilote.

Je tourne en rond dans le hall de l’hôtel. Curt arrive à 9 heures 30. Il a pris un taxi jusqu’à l’aéroport pour déneiger l’avion ! Il ne comprend pas pourquoi je suis énervé. Je devrais être content et le remercier : il a été obligé d’aller à pied jusqu’à l’avion, depuis l’entrée de l’aéroport !

Je lui fais part de notre retard. Curt me fait taire : de toute façon, la bonne fenêtre de vol commence vers midi, pas avant…  Je serre les dents.

12 heures 30. Nous sommes installés dans l’avion, prêts à partir. Curt obtient la clairance de départ. Le contrôleur qui la lui donne, un peu surpris, ajoute : « je pense que vous savez que l’aéroport où vous allez ferme dans 1heure et demi ? Pour l’ouvrir spécialement pour vous il faudra payer 1500 dollars ». Je fais signe que je n’accepte pas de payer cette somme.

Nous sortons de l’avion. Je ne comprends pas. J’ai un pilote qui ne prépare pas sa route, il ne sait pas en montant dans l’avion qu’il ne pourra pas atterrir ? Sans même s’excuser, Curt m’indique qu’il n’y pouvait rien, il ne le savait pas, Skyplan ne lui a rien dit sur l’heure de la fermeture des aéroports au Groenland… J’en ai assez. Je ne peux plus continuer à jouer à ce jeu. Je dis à Curt que notre voyage s’arrête là, qu’il peut rentrer à la maison. La réponse est sans appel : je suis impulsif, je ne connais rien à la météo ni aux conditions de vol avec le risque de gel et je ne vivrai pas longtemps compte tenu des risques que je prends. Il ne retient que les histoires de la météo alors que c’est sa compétence que je remets en cause. J‘ai perdu confiance en lui, petit à petit, surtout depuis son atterrissage à Shefferville.

Mon pilote est blessé dans son orgueil. J’imagine que personne jusqu’alors ne l’a renvoyé de cette manière. Il enlève de l’avion tout l’équipement de survie dont j’ai besoin pour continuer le voyage au dessus de l’océan ! Il m’explique qu’il ne me le laissera pas parce que c’est lui qui l’a trouvé et c’est lui qui en a la responsabilité et puis, soi-disant, il ne me l’a pas refacturé (à mon retour en France je recevrai pourtant la facture pour la location de ce matériel). Je ne vais quand même pas me battre avec lui. Je le laisse reprendre le matériel de survie… (AL).

Nous rentrons à l’hôtel en taxi. Je vais rester avec mon avion sur les bras dans le grand Nord du Canada, chez les Inuits, sans  pilote et sans équipement de survie ! Je panique. Je suis prêt à revenir sur ma position, à lui demander de continuer la traversée sans moi. Tant pis pour le rêve, je vais retourner en France et il me livrera l’avion au Mans dans quelques jours ou dans quelques semaines, peu importe. Après tout nous avons signé un contrat qui l’engage à finir ce travail.

Penaud, je lui en fais part. Il est trop orgueilleux pour accepter immédiatement ma reddition. Il « va réfléchir et me donnera sa réponse le lendemain matin à 6h30 ».

Je commence une très longue nuit. Je passe la nuit entière à chercher une solution. En France il est déjà 23 heures, samedi soir. Je n’ai pas la moindre idée comment trouver un autre pilote et encore moins - un samedi soir à 23 heures à 6 000 km de chez moi ! J’appelle tous mes contacts, ils en appellent d’autres… J’obtiens le numéro aux Etats Unis de Marc, un pilote Français connaissant bien la route du convoyage d’avions par l’Atlantique Nord. Son épouse m’indique au téléphone qu’il est… au Groenland. Il ramène un avion dans l’autre sens, vers les USA. Il n’est joignable que par internet, il lit ses messages tous les soirs.

Je lui écris. Il m’apprendra rapidement qu’il est bloqué au Groenland depuis plusieurs jours pour cause d’une panne d’hélice. A plus de 40 miles nautiques de la côte l’hélice s’est bloquée à 1350 tours minute. A une vitesse de rotation aussi faible il est impossible de maintenir l’altitude, l’avion descend. Heureusement l’hélice n’était pas bloquée complètement, sinon l’avion finissait au fond de l’océan !

Je continue à chercher un pilote. Iqaluit ne dispose pas d’un réseau de téléphone portable. Pour communiquer avec le monde extérieur il y a le choix entre la connexion à l’internet par wi-fi, disponible dans chaque hôtel et gratuite, ou bien le téléphone fixe à 1 dollar la minute. Une fois connecté sur l’internet, si la connexion est suffisamment bonne vous pouvez utiliser un système de téléphone par internet, comme par exemple Skype.

Je passe la nuit entière à actionner mes contacts, à écrire des emails et à enregistrer des messages sur les messageries vocales des téléphones portables. Au petit matin j’ai épuisé mon carnet d’adresses. Il ne reste plus qu’à attendre. Je suis épuisé, je réussis à somnoler deux heures.

Dimanche 18/10/2009.

3 heures 30. Christian, un instructeur que j’ai connu lors d’un stage de pilotage, me donne le contact d’Olivier, un pilote professionnel. Olivier connait bien mon type d’avion et il est libre pendant les deux prochaines semaines. Il a déjà convoyé un avion du même type jusqu’à Mayotte. Je n’ose pas y croire.

Il est 4 heures du matin à Iqaluit mais déjà 10 heures en France ce dimanche matin. J’appelle Olivier sur son téléphone portable. Je lui raconte mon histoire et il accepte de venir à Iqaluit et terminer la traversée avec moi. J’ai trouvé un pilote !

Il reste à dénicher quelque part l’équipement de survie similaire à celui que Curt ne veut pas me laisser. Comment vais-je trouver en quelques heures, sans réseau de téléphone, un dimanche et dans un pays qui m’est complètement inconnu, un matériel très spécifique que Curt a mis trois mois à réunir à Bangor ?

7 heures. Je réveille Curt, on devait se parler à 6 heures 30. Je l’informe de ma décision. Il est stupéfait. Après mon revirement de la veille au soir il pensait continuer le voyage sans moi et avait déjà contacté un autre pilote pour l’accompagner car il ne veut pas voler tout seul. Quelques semaines plus tôt, quant j’ai envisagé à un moment de ne pas l’accompagner durant la traversée il m’a déjà proposé de me remplacer par son fils, également pilote. Cela allait juste me coûter « juste » un supplément de $500 par jour !

Je lui confirme ma décision. De retour dans ma chambre je lui achète sur internet un billet d’avion pour Washington. Il prendra un vol First Air, décollage prévu vers midi. A 10 heures nous partons en taxi à l’aéroport. Nous enregistrons ses bagages. Je vois avec amertume partir sous mes yeux tout l’équipement dont j’ai besoin pour continuer ma route.

Je laisse Curt dans le hall de l’aéroport et je me retrouve dehors. La situation est loin d’être brillante mais je me sens étonnamment  calme, délivré d’un grand poids. Je ne suis pas encore sûr de me sortir de ce pétrin mais je ne subis plus la situation, j’agis et j’assume les conséquences de mes actes.

De retour à l’hôtel je rappelle Olivier. Il a trouvé des combinaisons de survie. Il est à Paris, les combinaisons sont à Genève. Il se propose de les chercher d’un coup d’avion le lendemain, lundi.

Nous recherchons pour lui des billets d’avion : Paris - Iqaluit. Si, si, ça existe, on trouve tout sur internet. Le billet coûte plus de 4.000 dollars, l’aller simple. Je suis effaré. Je finis par comprendre l’astuce : il faut prendre un aller-retour ! En effet, l’aller-retour coûte moitié prix. Logique, non ? Olivier arrivera à Ottawa mardi soir et à Iqaluit mercredi à midi.

Je ne peux pas prolonger mon séjour à l’hôtel Frobisher Inn, il n’y a pas une chambre disponible avant jeudi. Jeudi j’espère ne plus être concerné par les disponibilités de l’hôtel,  je compte dormir dans un autre pays !

Iqaluit dispose encore de trois autres hôtels. Je suis confiant, je vais certainement trouver une chambre, qui viendrait ici à la mi-octobre ? Erreur ! J’appelle les deux premiers, ils sont pleins, aucune chambre de disponible pour ce soir ! Le dernier, Discovery Lodge dispose d’une chambre mais juste pour une seule nuit. Il me reste à trouver une chambre pour les deux autres nuits et prévoir un lit pour Olivier pour la nuit de mercredi.

La réceptionniste de l’hôtel Navigator consent à me réserver une chambre mais juste pour mardi soir. J’avance pas à pas, c’est comme ça que je vais m’en sortir. Je vais dormir au Discovery, puis au Navigator, puis de nouveau au Discovery mercredi soir, ils ont une chambre avec 2 grands lits. J’espère qu’Olivier y sera bien installé, il m’arrive de ronfler.

17 heures. Olivier m’apprend que l’avion qu’il devait prendre pour chercher à Genève les vêtements de survie le lendemain matin ne décollera pas. Une grève. Il ira à Genève en voiture.

Lundi 19/10/2009.

Je passe des heures sur internet à chercher un canot de survie. Il y en a plusieurs, au Canada comme aux Etats Unis. C’est facile, il suffit de choisir le modèle et de le payer par la carte de crédit. J’appelle les fournisseurs. Ils me proposent d’être livré en quelques semaines. Ils n’ont aucun canot en stock ! Je désespère.

Au bout de deux heures de recherches infructueuses je suis prêt à renoncer quand Francine, responsable des ventes d’une société canadienne, me propose une solution de dépannage : elle dispose d’un canot pour 9 personnes, en location. En additionnant le prix de la location, de l’expédition du canot jusqu’à Iqaluit et du retour, on arrive pas loin du prix d’achat d’un canot standard pour 4 personnes. Je n’ai pas le choix, j’accepte. Il reste à payer la facture par carte Visa et à acheminer le canot dans le Nord du Canada en 48 heures (AM)...

11heures. Je quitte mon hôtel, le Frobisher Inn. On me présente la facture pour une nuit : 480 dollars ! Je proteste. Ils prétendent que la nuit précédente n’a pas été payée. Elle l’a été. Après une demi-heure de palabres ils abandonnent le combat et me facturent une seule nuit au lieu de deux.

A l’hôtel Discovery Lodge l’internet fonctionne mal, Skype (le système d’appels vocaux sur l’internet) ne marche pas du tout. J’appelle Francine de ma chambre. Elle m’envoie par fax un formulaire que je dois remplir et lui renvoyer.

L’hôtel est situé à 300 m de l’aéroport. Je vais voir mon avion. Le personnel de l’aéroport hésite à me laisser passer : ils ne me connaissent pas, pour eux le pilote c’est Curt. Ils me laissent passer après avoir noté les numéros de mon passeport et de ma licence française de pilote privé. Je vais à pied jusqu’à l’avion et j’y laisse la vieille documentation que Curt m’a remise en partant.

De retour à l’hôtel je rappelle Francine et là, surprise ! Elle ne m’enverra pas le canot, ma carte de crédit ne fonctionne pas, j’ai dépassé la limite autorisée !

J’essaie de payer le canot par virement. Ma banque ne répond pas, elle est fermée le lundi.

J’appelle mon ami à New York. Il me donne les numéros de sa carte de crédit personnelle. Nous nous connaissons depuis à  peine une semaine et il est prêt à m’aider jusqu’au bout !

Lundi soir. La nuit tombe. L’internet marche de plus en plus mal, le téléphone par Skype pas du tout. J’appelle partout de ma chambre de l’hôtel. On verra demain la facture…

Je mets le réveil à 3 heures du matin : il sera 9 heures en France, ma banque sera ouverte.

Olivier n’a trouvé à Genève qu’un seul vêtement de survie. On va tirer à pile ou face pour savoir qui va le porter ? Je crois avoir vu dans l’avion deux gilets gonflables. C’est mieux que rien…

Mardi 20/10/2009

3 heures 15.  Le directeur de ma banque en France accepte d’effectuer le virement. Je dois juste envoyer par internet les coordonnées de la banque de la société où travaille Francine.

Je fais mes calculs : j’aurai tout juste un créneau de 2 heures pour tout régler entre l’arrivée de Francine à son bureau au Canada et la fermeture de ma banque en France.

Francine veut m’expédier le canot pour jeudi après-midi. J’insiste, je le veux mercredi à Iqaluit. Ca semble quasiment impossible à réaliser en si peu de temps.

Je lui propose le paiement par virement. Elle va demander à son chef. Une heure plus tard j’ai son accord. Son chef se contentera d’une preuve de virement envoyée par ma banque. Ma banque ? Elle va fermer dans une heure…

11 heures. Le virement est parti, j’ai passé une heure à dicter à mon banquier les coordonnées bancaires de la société de Francine pour être sûr qu’il sera fait correctement.

Tout semble bien parti quand on butte sur un nouveau problème. Ma banque ne peut pas faxer la preuve du virement au Canada ni le scanner et l’envoyer par email. Je suggère de faxer ce document à mon bureau à Paris où ma secrétaire le scannera et l’enverra à Francine au Canada. J’appelle mon bureau, pas de réponse. Restons calme…

J’arrive à joindre mon assistante un quart d’heure avant sa sortie du bureau. Elle scanne la preuve du virement et envoie le mail à Francine. Ouf !

Je quitte l’hôtel Discovery Lodge. La facture pour cette nuit est de 300 dollars dont 100 pour le téléphone !

J’ai besoin de me changer les idées et de diminuer la tension nerveuse. Le stress commence à entamer mon inébranlable optimisme. Je décide de commencer à écrire ce journal du voyage. Ce n’est pas souvent qu’on vit une aventure pareille !

Je devrais manger quelque chose, je n’ai rien absorbé depuis 24 heures. A Iqaluit la nourriture est très chère et très mauvaise. Les restaurants servent principalement des hamburgers à 18 dollars. Les plats démarrent à 40 dollars, il faut compter plus de 50 dollars pour un déjeuner plus les boissons. Pas d’alcool dans les magasins. On sert de la bière le soir, à 7 dollars la canette de 25cl à boire directement, sans un verre. J’ai fini ma bouteille de whisky irlandais trois jours plus tôt. Le régime sans alcool me fera un grand bien !

A l’hôtel Navigator je reçois des emails mais je ne peux rien envoyer. Je retourne m’installer dans le hall de Discovery.

Olivier est à Ottawa. Francine m’envoie le « track-number » qui permet de suivre l’acheminement du canot. Merci Francine. Les choses semblent s’arranger.

Curt m’envoie un email. Je le copie tel quel ci-dessous  (Capital est la société qui s’est occupée de mon avionique, Skyplan est une société d’aide à la planification des vols que Curt a utilisé) :

 « There will be a point when I will have conversation with both Skyplan and with Capital. I believe it would be in good taste for me to only say that:

 

 “Andre’ had the opportunity to acquire a CFI to accompany him the rest of the way to Europe and to give him legal instruction time in the aircraft and as such, released me to come back home.”

 

I don’t believe that outsiders to our conversations and privacy need know anymore than that. I really have more to do than provide others with juicy stories. I see no advantage in providing gossip to anyone. This is how I will handle this situation. You can do what you think best, but I expect you to be professional.

 

Captain Curt »

 

Je suis atterré : « Il serait de bon ton de dire à Capital et à Skyplan : André a eu l’opportunité de trouver un instructeur agrée pour l’accompagner dans le reste du voyage vers l’Europe et lui donner des cours de maniement de son avion, et pour cette raison il m’a renvoyé à la maison. Je ne crois pas que des tiers doivent être informés de nos conversations privées. J’espère que tu auras un comportement responsable. »  Ce genre de mensonges ne me semble pas être le meilleur exemple de comportement responsable.

Mercredi 21/10/2009

J’avale un café et deux bananes achetées la veille. Je continue à écrire mon journal du voyage.

Iqaluit est un endroit difficile à imaginer. Pas un arbre, quelques restes d’herbe. Les maisons sont construites comme dans un camping bas de gamme : en aggloméré, sans aucune isolation. On installe les fenêtres dans les trous des panneaux préfabriqués, on peint le tout et ça devient une maison. Les maisons sont construites à 1 mètre du sol, vraisemblablement pour y accéder en cas de fortes neiges sans être obligé de déneiger… (AN).

11heures. Retour à Discovery Lodge. Je m’y réinstalle et je vais accueillir Olivier. Le vol d’Ottawa est à l’heure. Nous déposons les bagages à l’hôtel et nous retournons à l’aéroport voir mon avion.

Nous préparons l’avion pour un petit vol local. Olivier veut tester l’avion et vérifier si tout fonctionne bien. Il me dira plus tard qu’il était venu jusqu’à Iqaluit « en observateur ». C’est déroutant d’aller retrouver un client qui a renvoyé son pilote.

Olivier effectue la visite prévol (une vérification de l’avion à effectuer avant chaque vol). Sa prévol est très complète. Il ouvre différentes trappes que je n’ai même pas vues auparavant. Je n’ai jamais vu Curt vérifier  autant de choses lors de la prévol. Olivier me signale quelques vis manquantes ou dévissées, une antenne montée à l’envers…

Les moteurs ont du mal à démarrer après ces quelques jours passés dans le froid, mais Olivier connait bien ce type d’avion. Les deux moteurs acceptent de démarrer l’un après l’autre.

Au bout d’une heure de vol local nous nous posons sur la piste. Nous remettons de l’essence.

Olivier veux voir les cartes de navigation et d’approche Je lui montre tout ce que Curt m’a laissé. Je sors les cartes de navigation, les manuels. Et les cartes d’approche des aéroports? Je ne les trouve pas. Je panique, je revérifie. Rien. Curt ne me les a pas laissées. Nous ne pouvons pas partir sans elles! Curt a-t-il oublié de me les laisser ou bien pensait-il ainsi me bloquer définitivement à Iqaluit ? Je désespère.

Retour à l’hôtel. Nous cherchons des cartes d’approche sur des sites internet spécialisés. Olivier a pensé à apporter avec lui une imprimante ! Je vais quémander à la réception de l’hôtel du papier, nous imprimons les cartes d’approche. Il y en a pour plus de cent pages !

23 heures. Olivier prépare les plans de vol pour demain. Je vais donc repartir d’ici ?

Jeudi 22/10/2009

5 heures Je fais du café, Olivier finit de remplir les plans de vol à déposer. A 7 heures nous nous rendons à l’aéroport. En remettant de l’huile dans le moteur arrière je fais tomber le bouchon dans le compartiment haut du moteur. Il nous faut un escabeau, on ne peut pas voler sans bouchon du carter. Heureusement, un camion-citerne fait le plein d’un jet pas très loin. Le chauffeur nous prête l’escabeau et je retrouve au fond du compartiment moteur mon bouchon…

Nous chargeons nos affaires dans l’avion. Olivier enfile son vêtement de survie, constate qu’il est impossible de piloter avec les mains emprisonnées dedans, l’enlève à moitié. Je mets un gilet de sauvetage. Nous décollons (AO).

La pressurisation de la cabine ne fonctionne pas bien. Nous sommes limités à voler à12.000 pieds au dessus de la mer au lieu de 19.000.

Voler avec Olivier est un vrai plaisir. Il a trente ans. Il communique beaucoup. Je l’aide de mon mieux, je pose des questions, il répond sans jamais se montrer agacé.

Le problème de pressurisation mis à part, l’avion fonctionne bien. Au bout de deux heures nous apercevons les côtes du Groenland. Un soleil bas et froid perce les nuages de l’automne.

Pendant plusieurs minutes nous perdons le signal satellite dans notre GPS principal avant un point de report appelé KENKI. Nous soupçonnons un trou dans la couverture des satellites mais le GPS de secours fonctionne. Le signal revient au bout d’un quart d’heure.

Il reste encore une trentaine de minutes de vol en suivant un fjord qui s’enfonce très profondément à l’intérieur des terres ou plutôt du glacier. Les nuages ont disparus pour nous permettre de prendre nos premières photos du Groenland (AP).

L’arrivée à Sondre Stromfjord (Kangerlussuaq) est surprenante. En principe, un aéroport est construit pour desservir une ville, même pas très grande comme Iqaluit avec ses 10 000 habitants. Jamais encore je n’ai vu un aéroport au fond d’un fjord et sans une ville à proximité. Nous nous posons sur une grande piste déneigée, seul endroit plat dans ce paysage rocheux (AQ).

Contrairement aux apparences une forte activité règne sur l’aéroport. J’ai encore du mal à croire que je ne rêve pas, que j’ai vraiment réussi à reprendre la traversée après ce qui s’est passé à Iqaluit.

Nous faisons le plein de carburant et nous repartons. Le deuxième vol se déroule au dessus du Groenland, nous pouvons enlever nos vêtements de survie.

Pendant deux heures nous volons au dessus d’un immense glacier. Il n’est pas possible de décrire cette vision. C’est d’une beauté inouïe, très pur et très hostile. On sent que l’homme n’y a pas accès, qu’aucune canette vide ni aucun papier gras ne souille cet espace vierge.

Dans cette immensité sans une trace de vie il n’y a que de la glace à perte de vue. Le glacier vu de l’avion me fait penser à un désert peint en blanc. Comme le désert, il surprend par la variété des paysages (AR).

Le glacier fait place aux montagnes. Nous apercevons des lacs et des fjords de la côte Est, déjà en grande partie gelés. La mer charrie au loin quelques icebergs (AS).

Dans le dernier fjord avant la piste de Kulusuk j’aperçois en dessous un village endormi. Il est construit côté ubac, comme si les habitants de ce pays fuyaient les rares rayons du soleil (AT).

La piste à Kulusuk est large et assez longue. Elle n’est pas revêtue de goudron : l’avion se pose sur un mélange de gravier et de neige (AU).

Nous faisons le plein d’essence. Le pompier de service nous apprend que ce temps ensoleillé et froid n’est pas rare ici. Tout comme n’y sont pas rares les tempêtes de neige qui peuvent durer plusieurs jours. L’aéroport est alors fermé et les habitants restent bloqués chez eux parfois plus d’une semaine…

Troisième vol de la journée. Nous arriverons à Reykjavik dans la nuit. La journée aura été longue mais aucun de nous deux n’a vraiment envie de passer la nuit à Kulusuk.

Nous survolons de nouveau les eaux de l’Océan Atlantique. Le soleil qui a daigné monter un peu au dessus de l’horizon et y rester quelques heures, décide de se coucher. Nous arrivons au dessus d’une couche de nuages. La nuit tombe. Des points de report, ces endroits sur la carte où il est nécessaire de contacter le contrôle aérien, égaient un peu la monotonie du voyage.

Deux heures plus tard nous entamons la descente. Mon téléphone portable vibre sans cesse. Depuis plus d’une semaine je n’ai eu aucun accès au réseau et les messages m’arrivent par paquets. Certains sont vieux de 8 jours.

L’anticyclone, avec ses hautes pressions qui nous ont amené le soleil jusqu’à Kulusuk, est loin derrière nous. A Reykjavik le baromètre est en dessous de 1000 millibars.

La traversée des nuages pendant la descente charge les ailes de l’avion d’une couche de glace. Je remercie l’inventeur des « boots ».  Ce système de dégivrage situé sur le bord d’attaque des ailes et des hélices de mon avion fonctionne parfaitement.

Nous voyons au loin le halo des lumières de Reykjavik. La piste est courte et mouillée mais la pluie a cessé. On nous parque dans une flaque d’eau. Les douaniers sont là, nous remplissons les papiers.

Nous consultons les cartes météo pour le lendemain. Jusqu’aux Iles Féroé il n’y aura que des vents contraires, ensuite une zone de givre. Il n’est pas sûr que nous puissions voler dans ces conditions…

L’hôtel est situé quasiment dans l’aéroport. Nous nous offrons un excellent dîner-buffet avec du saumon et de la bonne viande d’agneau. Le restaurant est plein de fêtards sexagénaires qui chantent au son de l’accordéon. Nous avons du mal à réaliser que nous avons quitté Iqaluit tout juste ce matin !

Nous mettons le réveil à 8 heures, nous avons besoin d’une bonne nuit de sommeil. Olivier est fatigué. Il accuse le coup du décalage horaire et de 8 heures de vol.

Vendredi 23/10/2009

8 heures. Nous consultons les cartes météo. Dehors il pleuviote mais le ciel se dégage. Malheureusement, la météo pour l’aviation ce n’est pas juste un coup d’œil passé dehors. Sur le trajet vers la Norvège on prévoit plusieurs zones tenaces de givre dans les nuages. La couche de nuages est épaisse. Il sera impossible de passer au dessus même si la pressurisation se remettait en marche. On ne peut pas non plus passer dessous car les nuages sont presque posés sur la mer !

Nous passons la journée à visiter Reykjavik. La ville est accessible à pied depuis l’aéroport. Des rues propres, des immeubles à taille humaine. Partout des bars (« barinn »), des joailleries et des magasins de vêtements. Excellente cuisine, très bonne bière, atmosphère détendue et paisible (AV).

J’appelle mes parents en Pologne. La veille ils ont fêté les 65 ans de leur mariage. J’étais censé y être présent. J’étais censé être rentré en France quelques jours plus tôt sans ce problème de changement de pilote…

Mes parents sont déçus : ils devaient retrouver auprès d’eux tous leurs enfants réunis pour la première fois depuis une quarantaine d’années et je vais manquer à l’appel ! Nous envisageons avec Olivier d’aller directement en Pologne depuis le Danemark mais nous ne disposons pas des cartes d’aviation pour l’Est de l’Europe.

Samedi 24/10/2009

7 heures Le réveil est matinal. La veille Olivier a passé trois plans de vols pour aujourd’hui. Les couches givrantes ont évolués vers le Nord, demain il en arrivera d’autres. Nous avons juste cette seule journée pour aller le plus loin possible si nous ne voulons pas être bloqués deux ou trois jours de plus à Reykjavik.

Olivier a déposé la veille, tard dans la nuit, trois plans de vol. Nous irons d’abord aux Iles Féroé. L’aéroport alternatif qu’il est nécessaire d’indiquer est situé en Ecosse. Deuxième vol : la Norvège. Troisième : le Danemark. Nous décollons sur une piste mouillée de Reykjavik (AW).

L’arrivée sur la piste de Vagar, dans les Iles Féroé, est très dangereuse. Il faut descendre entre deux montagnes dans le brouillard, puis tourner au dernier moment pour attraper la piste, pratiquement au moment où on se pose dessus. Le pilote qui s’y pose n’a pas le droit de dévier de sa course s’il ne veut pas s’écraser sur la montagne, surtout celle de gauche, plus haute et plus abrupte.

Comme à chaque arrêt nous faisons le plein. Nous avons atterri sur ce caillou pour cela, pas pour faire du tourisme (AX).

Comme à chaque arrêt, je passe remplir des papiers à la douane. Je paie la taxe d’atterrissage et nous repartons, direction Bergen en Norvège.

Le décollage est encore plus dangereux. Il faut tourner à droite et tenir une direction sans en dévier tout en mettant l’avion dans les conditions de montée optimale. Des sommets de montagnes environnantes sont présents, tout près, dans le brouillard.

Après-midi. Nous atterrissons en Norvège (AY).

On nous parque près de la pompe d’essence puis la voiture « follow me » que nous avons suivi repart. On nous fait poireauter une bonne demi-heure avant l’arrivée d’un camion-citerne (AZ).

Dans ce pays gorgé de pétrole, l’essence est très chère car très taxée. Je paie le plein, puis un autre véhicule m’emmène à l’autre bout de l’aéroport pour la douane et le paiement de la taxe d’atterrissage.

Au guichet de la police – personne. Les trois hommes de la sécurité de l’aéroport qui m’accompagnent parlementent en norvégien au téléphone. Au bout de vingt minutes il y a du nouveau : nous sommes venus des Iles Féroé, il est donc inutile de montrer notre passeport. Le policier ne viendra pas.

Il reste à payer la taxe d’atterrissage. Cela prend encore plusieurs minutes pour s’acquitter d’une taxe d’à peine 20 euros. Le bus me ramène vers l’avion. J’aurais rarement vécu un tel manque d’efficacité. L’effet de l’état providence ? Olivier a déjà obtenu la clairance de départ et m’attend dans l’avion dont le moteur arrière tourne déjà.

La nuit tombe. Nous entamons la dernière étape prévue pour aujourd’hui, celle qui doit nous mener au Danemark. J’ai appelé mon correspondant danois qui s’occupe du dédouanement de l’avion. Il nous trouvera un hôtel pour ce soir et nous rencontrera demain matin pour dédouaner l’avion.

Roskilde est un aéroport secondaire de Copenhague mais la piste est large et bien éclairée. Nous nous garons en face du hall d’arrivée. Les formalités sont très brèves : personne ne nous demande nos papiers.

Le dîner à l’hôtel est cher et prétentieux. Je sens que nous allons encore longtemps regretter Reykjavik et ses repas, succulents et à des prix abordables.

Nous décidons de remettre à demain le remplissage du plan de vol.

Dimanche 25/10/2009

Olivier conçoit nos plans de vol. Il nous reste théoriquement quatre heures de vol mais nous aurons un fort vent de face. Depuis notre départ du Canada nous tournons à contretemps de la dépression située sur l’Atlantique en affrontant des vents de face. Aujourd’hui ce vent sera encore plus fort, par moment jusqu’à 50 nœuds dans le nez. Il faudra prévoir un arrêt sur le chemin pour faire le plein.

Nous choisissons Bruxelles pour passer à la pompe. C’est à peu près au milieu de notre chemin.

Le système informatique qui valide les plans de vol est une aberration. Par exemple, vous pouvez avoir sur la carte une sortie obligatoire d’un aéroport  par un point donné et ensuite une seule route qui repart de ce point. Jusqu’ici, rien d’anormal. Mais lorsque vous essayez de valider ce plan de vol, le système répond que la route partant de ce point obligatoire est à sens unique, en sens interdit ! C’est comme si l’on vous obligeait à rouler vers un rond-point dont vous ne pouvez pas repartir, toutes les routes étant en sens interdit. Pire : la même route vue sur l’écran avec un zoom différent peut devenir à sens unique !

Au bout d’une heure Olivier abandonne. Il semble impossible d’aller de Roskilde (Copenhague) à Bruxelles. Tant pis, nous ferons le plein à Lille. Le plan de vol pour Lille est accepté après quelques minutes.

Nous volons tout juste au dessus d’une couche de nuages. La couche se rapproche de notre niveau de vol, nous commençons à rentrer dans le sommet des nuages. Le temps d’obtenir du contrôle aérien l’autorisation de changer de niveau de vol pour un niveau supérieur, l’avion se charge de glace. Nous perdons immédiatement 20 nœuds de vitesse déjà faible à cause du vent (BA).

Nous faisons le plein à Lille et repartons pour la dernière étape. Le vol de Lille au Mans est sans histoires. Nous apercevons au passage la piste de Mortagne au Perche, l’aéroclub où j’ai passé ma licence de pilote privé.

Quelques minutes plus tard nous atterrissons au Mans.

 

DE RETOUR CHEZ MOI

Les premières personnes qui ont lu ce récit m’ont dit : après tout ce que tu as vécu tu arrêtes ton récit comme si de rien n’était, en arrivant au Mans ! Tu dois absolument rajouter une conclusion !

J’ai commencé à écrire ce texte en pleine déconfiture, à Iqaluit, une amie m’ayant suggéré de l’écrire « à chaud » pour ne pas oublier des détails. Ecrire m’a en outre fait beaucoup de bien pendant des moments difficiles.

En relisant ce récit je constate qu’il n’est adapté à aucun public, ou bien au contraire, à chacun un peu . Les pilotes y trouveront peut-être quelques conseils utiles et devront me pardonner mes élucubrations traitant des autres sujets comme mes états d’esprit ou la qualité des repas. Mes proches et mes amis, néophytes en aviation seront peut-être ennuyés par trop de détails techniques…

Pensez que je n’ai pas écrit ses pages pour quelqu’un en particulier et soyez indulgents. Mieux, faites-moi part de vos commentaires !

La traversée est très belle et très instructive. Finalement, pour éviter les désagréments que j’ai vécu j’aurai juste dû poser au candidat-pilote les  questions essentielles : combien de fois a-t-il déjà effectué la traversée par cette route ? sur quel type d’avion ? en quelle période ? combien d’heures de vol a-t-il sur le type d’avion comme le mien ?

J’ai beaucoup appris pendant ce voyage. Les rudiments du maniement de mon avion, le monde IFR, les communications en anglais avec des contrôleurs aux accents divers, la nécessité de prévoir des équipements parfois surprenants (escabeau !), le respect de la météo. J’ai testé mes capacités de gérer le stress et la solitude, de m’organiser pour régler des problèmes qui semblent à première vue insolubles.

J’ai trouvé sur cette route des amis. Je n’aurai jamais réussi à ramener mon avion sans l’aide de Janusz, Christian, Olivier et d’autres. Je voudrais ici les en remercier encore une fois.

Je voudrais aussi remercier tous mes proches, parents et amis qui se sont beaucoup inquiétés pour moi. Leur soutien m’a été très précieux.

On dit qu’un pessimiste voit une difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit une opportunité dans chaque difficulté. Je n’ai donc eu que des  opportunités pendant ce voyage.

André

Iqaluit, Reykjavik, Paris, Octobre 2009